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Alain Larocque

L'après COVID:
le commerce électronique et le point de bascule

Mis à jour : 05 juillet 2020

Dans le processus de pénétration du commerce électronique, il semble y avoir un point,
à environ 10%, où tout bascule.

J’ai reçu le 19 mars la première livraison de Young Brothers, mon épicerie de quartier. La commande avait été placée après le lunch, payée par carte de crédit, et livrée à 17 heures. Maxi avait proposé une commande à ramasser 10 jours plus tard, alors qu’IGA et Metro n’arrivaient même pas à me donner une date. J’ai pris 20 minutes pour tout désinfecter, sans être certain que c’était vraiment nécessaire… Mais j’ai sauvé l’heure et quart que je mets normalement pour me rendre au supermarché, ramasser mes provisions, faire la queue à la caisse et revenir à la maison.

Je n’ai pas mis les pieds dans un supermarché depuis. Tous les fruits et légumes qu’on m’a livrés étaient d’une qualité irréprochable, les dates d’expiration des produits réfrigérés choisies comme si je les avais ramassés moi-même. On m’avise à l’avance des produits manquants et j’approuve les substitutions. Hmmm, pourquoi ne pas avoir pensé à ça avant ?

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Je ne suis pas certain que le pain maison survivra à la COVID. Mais la pandémie aura accéléré le déclin des modèles d’affaires obsolescents et l’émergence de nouveaux, plus performants. Tout le monde a compris que les livraisons à domicile et le commerce électronique, qui ont probablement doublé depuis janvier, sont là pour rester. Mais ce n’est pas tout. L’élargissement soudain de la clientèle du commerce en ligne nous amène vers un point de bascule. Celui-ci provoquera une restructuration brutale du commerce de détail et la domination des marques qui maîtrisent le marketing digital 4.0, qui s’appuie sur l’intelligence artificielle, les données, les réseaux de plateformes et le divertissement.

L’épicerie de quartier d’Outremont qui dame le pion à Provigo, IGA et Sobeys.

Pour comprendre ce qui arrive, il faut regarder du côté de la Chine, parce que la pénétration du commerce électronique là-bas y est plus du double de celle de l’Amérique du Nord.

 

Voici 4 leçons à assimiler le plus rapidement possible.

Le commerce électronique a mené à la formation d’oligopoles

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Le commerce électronique requiert beaucoup de capitaux. En Chine il est contrôlé à 96% par Alibaba (68%) et JD.com (28%). Leur dominance technologique, leurs investissements en R&D et la qualité de l’expérience qu’ils offrent aux consommateurs sont tels que les manufacturiers n’investissent plus dans des sites transactionnels. C’est peine perdue, Alibaba le fait mieux et moins cher. Les marques construisent plutôt des “vitrines” à l’intérieur même des plateformes d’Alibaba. Les sites web externes des entreprises visent essentiellement à prodiguer des informations et à renforcer l’image de la marque.

Ici, c’est Amazon qui fait mieux et moins cher. Mais la qualité des interfaces pour l’instant n’arrive pas à la cheville de celles d’Alibaba. C’est pourquoi des sites d’entreprises de produits techniques et des plateformes visant des clientèles spécialisées peuvent encore défendre leurs parts de marché. Amazon dépense tout de même $30 milliards par année en R&D et il sera difficile à des détaillants en ligne non nichés de garder la cadence. Ma Zone Québec offre une interface plus léchée et du contenu plus excitant et pertinent pour les Québécois que celui d’Amazon. Réussira-t-elle? Peut-être. Mais c’est loin d’être gagné. Avec les investissements requis pour offrir le niveau de service auquel Amazon nous a habitués, il sera difficile d’atteindre avec le marché québécois la masse critique pour faire ses frais.

Le commerce de détail a subi une restructuration aussi brutale que complète

En quelques années on a vu une restructuration complète de l’industrie du commerce de détail en Chine. Dans le processus de pénétration du commerce électronique, il semble y avoir eu un point, à environ 10%, où tout a basculé. Le modèle d’affaires des détaillants traditionnels en produits alimentaires et en produits électroniques, par exemple, s’est écroulé à peu près au moment où les commandes numériques atteignaient 10% du marché. Ceux qui sont encore en affaires ont été rachetés par les géants du Web, qui sont à y implanter un modèle basé sur les commandes en lignes, les livraisons à domicile ainsi qu’un marketing ciblé nourri par l’intelligence artificielle et des tonnes de données. 

Alibaba a lancé en 2015 Hema Fresh, une chaîne d’épiceries de quartier dont 90% des ventes sont effectuées en ligne, et qui livre en 30 minutes dans un rayon de 3 km.  Puis elle a pris le contrôle de RT-Mart, une des plus grandes enseignes de supermarchés traditionnels du pays et a entrepris de la convertir au numérique. Les ventes de produits alimentaires frais de TMall, filiale d’Alibaba et la plus importante plateforme numérique BtoC en Chine, ont également explosé au cours de la même période. Les géants mondiaux comme Carrefour, Auchan et Tesco, qui possédaient les principales enseignes de supermarchés en Chine, ont capitulé et se sont ou bien retirés, ou ont vendu le contrôle de leurs filiales chinoises à des groupes locaux. L’initiative d’Alibaba a inspiré Amazon, qui a acheté Whole Foods en 2017.

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Des employés de Hema Fresh préparant des commandes pour la livraison

Les principales applications de commerce électronique sont devenues des plateformes de divertissement

Que dit-on de l’avenir des magasins de détail depuis dix ans? Qu’ils doivent pour survivre se transformer et offrir une expérience immersive unique. Le défi est de captiver les Milléniaux qui ont grandi dans l’univers des jeux vidéo. Ont-ils réussi? Les Apple Stores offrent une expérience exceptionnelle, sont profitables et présents dans 500 villes à travers le monde. Pour le reste, les concepts vraiment immersifs comme les Nike House of Innovation et Starbucks Reserve Roastery ne peuvent être supportés que par les plus grandes villes du monde comme Paris, New York, Chicago, Shanghai et Tokyo.

La réponse des plateformes de commerce électronique en Chine, elle, est viable à grande échelle, pour les consommateurs de la ville comme pour ceux de la campagne. Ce qui les distingue le plus d’Amazon, c’est qu’elles sont devenues autant des espaces de divertissement exceptionnels que des outils transactionnels sophistiqués. On n’a pas idée à quel point le contenu des plateformes comme TMall, la filiale d’Alibaba qui domine le commerce électronique BtoC en Chine, est alléchant. Les Chinois y passent des heures à naviguer comme ici sur Facebook, YouTube ou TikTok. Les données collectées par TMall et son expertise en intelligence artificielle permettent d’offrir à chaque visiteur une expérience et une offre sur mesure.

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Starbucks Reserve Roastery, Tokyo

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Regardez le genre d’événement promotionnel que TMall met en ligne.

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La vitrine de Canada Goose sur TMall

TMall est d’ailleurs devenu, pour la plupart des grands fournisseurs de produits de consommation, non seulement un canal essentiel de distribution en Chine, mais également une des principales plateformes de développement de leurs marques.  Une marque haut-de-gamme doit avoir sa vitrine en ligne sur TMall. On y navigue comme ici on feuillette les photos lifestyle léchées d’une revue de mode, mais TMall offre également des vidéos professionnelles, des informations techniques détaillées et des évaluations des consommateurs. Les stations de métro sont tapissées de codes QR qui nous y mènent. Les réseaux sociaux, les vidéos et les influenceurs des plateformes de l’écosystème Alibaba dirigent également leur trafic de consommateurs vers les vitrines des marques sur TMall.

C’est ce marketing dans lequel les entreprises d’ici devront investir et maîtriser pour prospérer. À l’expérience médiocre des magasins de détail, on peut opposer une expérience virtuelle d’évasion riche, partout et pour tous.

Le commerce en ligne est supporté par des écosystèmes impressionnants

L’autre élément qui les distingue d’Amazon est qu’Alibaba et JD.com ont construit autour d’elles des écosystèmes impressionnants. Chacun est composé de plateformes de commerce électroniques spécialisées, d’entreprises de jeux et de streaming vidéo, de réseaux sociaux, de plateformes de paiement en ligne, de réservations de billets de cinéma ou de spectacle, de livraison de repas et d’entreprises de logistique. Les écosystèmes permettent de partager les coûts et les risques, et d’élever l’expérience et la richesse du contenu à un niveau inégalé en Europe ou en Amérique du Nord.

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Écosystèmes: 

Alibaba

On a placé des liens vers TMall sur Youku, le Youtube de la Chine, et Weibo, l’équivalent chinois de Twitter. Manchester United, par exemple, aura sa page de diffusion dédiée sur Youku, à partir de laquelle les consommateurs pourront bientôt passer directement à sa vitrine TMall. Toutes les transactions de l’écosystème d’Alibaba sont supportées par Alipay, qui prend 1% sur la valeur énorme de toutes les transactions.

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Écosystèmes: 

JD.com - Tencent

JD.com, lui, est étroitement intégré à WeChat, le plus important réseau social, la plus importante plateforme de commande en ligne de services et une des plus importantes plateformes de paiement en Chine. Tencent, l’entreprise derrière WeChat et un des principaux actionnaires de JD.com, est aussi la plus grande compagnie de jeux vidéo en ligne au monde.

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Ce qui nous attend au point de bascule

Le comportement des Milléniaux nord-américains se rapproche de celui des consommateurs chinois. Une étude américaine indique que leurs achats en ligne représentent déjà 26% de leurs commandes d’épicerie et sont en croissance rapide. Dans le reste de la population, la clientèle du commerce électronique s’est élargie brusquement pendant le confinement. Les ventes de Shopify - des logiciels de commerce en ligne pour les petites entreprises - explosent. Nous approchons du point de bascule.

 

La fin du modèle de détail traditionnel

Ça devrait inquiéter pas mal de monde parmi les détaillants.

Je viens de recevoir une commande de Métro, trois mois après ma première de Young Brothers. L’interface était facile à utiliser. La commande a été placée samedi matin et livrée dimanche midi. Des camions avec trois zones de température. Pas mal. Mais une dizaine de produits manquaient pour lesquels on ne m’a offert aucun substitut (dont du beurre d’arachide!). J’avais commandé un riz arborio pour un risotto végane et on m’a livré un mélange de riz brun et de quinoa sans me consulter. Je n’ai pas pu impressionner mes amis sur Facebook et ma belle-famille à notre souper Zoom du dimanche soir. Je vais probablement commander à nouveau de chez Metro parce qu’il offre un choix de produits plus vaste que Young. Mais il reste manifestement du travail à faire. 

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Si les grandes enseignes de détail sont prises de court, c’est parce qu’elles n’ont pas vraiment eu l’appétit d’investir dans un modèle d’affaires qui pourrait reléguer les allées du magasin au second plan. Leurs infrastructures et leurs processus d’affaires ne permettent probablement pas de supporter des commandes en ligne de plus de 5 à 10% des ventes. 

En Chine, les magasins Hema Fresh d’Alibaba ont été conçus d’abord comme des entrepôts pour les livraisons. L’arrière des magasins RT-Mart, acquis par la suite, sont maintenant reconstruits pour supporter le nouveau modèle d’affaires. Pour réaliser une part importante de leurs ventes en ligne, les détaillants nord-américains devront construire de nouveaux magasins configurés d’abord pour la préparation des livraisons, et investir dans des rénovations coûteuses aux magasins existants. C’est ce qu’Amazon, avec une encaisse de $50 milliards, vient d’amorcer chez Whole Foods aux États-Unis.

Qu’arrivera-t-il à Metro, Loblaws et Sobeys lorsqu’une part importante des épiceries de quartier utilisera Shopify pour offrir un service de livraison en ligne? Lorsqu’Amazon offrira avec Whole Foods un service de livraison en 2 heures? Ou combien de temps survivront les deux enseignes retardataires lorsque la première décidera de mettre deux milliards dans un service de livraison impeccable pour les marchés urbains du pays?

Dans le reste du commerce de détail, la restructuration est bien amorcée: JC Penney, Reitmans, Aldo, Frank & Oak et David's Tea se sont placés sous la protection de la loi sur la faillite. À l’opposé, le marchand de thé montréalais Camellia Sinensis - Best Tea Website, World Tea Awards - a vu ses ventes en ligne bondir de 30% en 2019 à 55% de ses ventes au détail au cours de la première moitié de 2020. 

Il n’y aura pas de retour en arrière. Le modèle de ventes au détail basé sur des milliards d’actifs immobiliers et des baux de 10 ans est maintenant un château de cartes.

Le marketing 4.0 bousculera le classement des marques

Les marques ont déjà compris que leurs produits devront être disponibles en ligne sur les plateformes gagnantes pour maintenir leurs parts de marché. Les consommateurs iront volontiers sur Amazon pour acheter local. Mais peu ont réalisé la profondeur de la révolution marketing qui viendra avec.

Les marques devront faire beaucoup plus qu’investir dans leurs sites web et les réseaux sociaux. Elles devront apprendre à utiliser les données disponibles pour cibler la clientèle et se demander ce qu’elle regarde sur YouTube et TikTok. Il leur faudra penser divertissement, investir dans du contenu vidéo, développer des relations avec des influenceurs, prévoir des liens entre les plateformes et une stratégie qui les intègre de façon pertinente. Celles qui n’investiront pas immédiatement dans le marketing 4.0 seront rapidement déclassées, dans beaucoup de cas par des marques dont les leaders sont plus jeunes.

Comme le 4.0 est complexe et multi-plateforme, elles devront aussi bâtir des partenariats, créer des écosystèmes autour d’elles ou s’insérer dans des écosystèmes robustes et déjà existants.

Est-ce que je pourrais me tromper? Ce ne serait pas la première fois. Si personne ne bouge ici, le processus pourrait être beaucoup plus long. Mais je ne miserais pas là-dessus: pensez à Google et aux Pages Jaunes, à Expédia et aux agents de voyage, aux courriels et aux lettres manuscrites. Plus probablement, avec les années, les magasins de détail traditionnels seront fréquentés par une clientèle de plus en plus âgée, avant d’être convertis en centres de livraison, fermés, ou transformés en musées nostalgiques du détail comme J.A. Moisan.

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