BÂTIR
« Il est plus facile de tenir une position que de la prendre. Il s’ensuit que la défense est plus facile que l’attaque.
Seules des forces supérieures permettent à l’attaquant de compenser tous les avantages dont bénéficie le défenseur… »
Carl von Clausewitz, De la guerre

Plusieurs médias ont récemment fait référence à Clausewitz dans le contexte de la guerre en Ukraine. Attaquer le marché américain, c’est comme aller à la guerre. D’une part, les nouvelles marques sont désavantagées par rapport à celles qui occupent déjà le marché. D’autre part, c’est une aventure à l’issue incertaine, où on ne doit s’engager qu’après avoir prévu absolument tout ce qu’il fallait pour gagner.
Après que j’ai étendu la distribution des cafés Van Houtte partout au Canada, on m’a demandé à la fin des années 1990 de lancer la marque aux États-Unis. Ce fut une leçon d’humilité. Je viens de passer la plus grande partie des deux dernières années à aider des marques étrangères aux États-Unis. L’essentiel n’a pas changé.
Trois réalités distinguent le marché américain des marchés du reste du monde : l’intensité de la concurrence, le niveau de segmentation et la complexité des défis d’exécution. Les entreprises étrangères qui réussissent se focalisent sur une niche étroite où elles sont parmi les meilleures au monde, mettent sur pied une équipe locale solide à qui elles délèguent les décisions d’exécution, et s’assurent d’avoir les moyens de leurs ambitions.
Cet article s’inspire surtout de l’expérience de fournisseurs de produits de consommation vendus au détail, mais les lecteurs y trouveront des observations pertinentes à d’autres industries. Les citations qui suivent sont du même ouvrage de Clausewitz.
Réussir aux États-Unis
Clarifions d’abord ce que signifie réussir aux États-Unis. Pour un fournisseur de produits de consommation, c’est beaucoup plus que d’obtenir un référencement chez Whole Foods, Kroger ou Walmart. Réussir, c’est, quatre ans plus tard, avoir atteint des volumes de vente robustes et croissants, avoir conservé les référencements et, finalement, faire de l’argent. J’insiste sur le dernier point : en affaires on n’a jamais réussi tant qu’on ne fait pas d’argent.
La concurrence
Précisément parce qu’il est le plus grand marché du monde, le marché américain est également le plus concurrentiel. On doit s’attendre à y faire face non seulement aux marques nord-américaines, mais également aux plus importantes marques sud-américaines, européennes et asiatiques. Plusieurs se seront donné pour mission d’y réussir à tout prix et investiront des sommes considérables. Une nouvelle marque étrangère fera également face à un handicap important par rapport aux marques déjà établies. Comme de surcroît les chaînes de supermarchés montrent peu de patience pour les produits qui ne performent pas dès les premiers mois, le résultat est un marché impitoyable pour les plus faibles.

La segmentation
Les États-Unis présentent également le niveau de segmentation le plus poussé du monde. La segmentation, c’est ce qui fait que pour survivre, les marques émergentes doivent se concentrer sur d’étroits nouveaux segments pour se protéger des grandes marques établies. Le marché des laits végétaux, par exemple, dominé à l’origine par les laits de soya, a été segmenté par les laits d’amande puis d’avoine, puis des sous-segments bio dans chaque catégorie. De nouvelles marques innovantes comme Oatly sont à l’origine de nouveaux segments offrant des bénéfices distincts à des clientèles distinctes. Dans d’autres catégories, une marque comme Goya Foods commercialise des produits visant les consommateurs hispano-américains, ce qui ne serait pas viable dans des marchés comme le Canada, la France ou la Corée. C’est la concurrence qui force le processus de segmentation, et la taille du marché qui la rend possible.


Le succès aux États-Unis vient donc à ceux qui, comme Apple et Starbucks, lancent des produits menant à la création de nouvelles catégories dont ils sont les précurseurs, plutôt qu’aux entreprises qui lancent des produits similaires à ceux des précurseurs dans des marchés déjà développés.
La segmentation du marché américain est une énorme barrière à la pénétration pour les marques étrangères. Sa compréhension vient naturellement aux entrepreneurs américains. À l’opposé, c’est un concept contre-intuitif pour beaucoup d’entrepreneurs étrangers, qui ont réussi dans des marchés plus petits et moins concurrentiels, et dont les produits ont souvent été conçus pour plaire au plus grand nombre dans leur marché intérieur.
Oatly est un exemple d’une marque étrangère qui a utilisé la segmentation à son avantage. Guru, une marque canadienne de boissons énergétiques, offre un autre exemple. Elle étend sa distribution aux États-Unis en créant le segment des boissons énergétiques bio.
Des défis d’exécution complexes
Vous ne pouvez espérer survivre aux États-Unis en faisant des compromis sur l’exécution. Voici ce que vous devrez prévoir :
Travailler avec des courtiers
Le marché est trop vaste et trop complexe pour développer des liens d’affaires rapidement avec suffisamment de détaillants. Il vous faudra vous appuyer sur un réseau de courtiers. Les chaînes de supermarchés, qui n’ont pas de temps à perdre avec de nouveaux petits fournisseurs, l’exigeront. Les courtiers professionnels et compétents travaillant sur une base nationale ou semi-nationale demanderont chacun un forfait mensuel de 8 000 $ ou plus, ou près de 100 000 $ par année. Ouch!
Une équipe locale
Mais les courtiers ne suffisent pas. Il vous faut également, pour réussir, votre propre équipe de gestion commerciale. Non, ce n’est pas l’un ou l’autre, c’est définitivement les deux. Le ou la leader de cette équipe en sera la clé de voûte. Il ou elle doit être de très haut calibre et commandera une rémunération minimale (avec bonus et avantages) de 250 000 $ US. Prévoyez un minimum de 500 000 $ pour l’équipe au complet.

Le référencement
La plupart des détaillants exigeront des frais de référencement
(« listing » ou « slotting » en anglais). Dans le segment naturel,
la norme est d’une ou deux caisses gratuites par magasin. Dans les bannières traditionnelles, la norme est de 20 000 $ par SKU pour une bannière de 150 magasins. Lorsque vous aurez distribué vos produits dans 3 000 magasins, vous aurez peut-être dépensé 700 000 $ en frais de référencement.
Le marchandisage
Les supermarchés stockent en moyenne 30 000 articles par magasin. Ils négligent fréquemment de passer des commandes pour se réapprovisionner, de placer le stock au bon endroit ou de le placer tout court sur les tablettes. Vous serez peut-être forcé d’utiliser des services de marchandisage pour vous assurer que votre produit se trouve sur les tablettes là où il doit être. Le coût de ce service est de 60 000 $ à 70 000 $ par année pour des visites hebdomadaires dans 130 magasins concentrés dans une région.
La distribution
Dans la majorité des cas, vous devrez utiliser un distributeur pour livrer aux détaillants. Les distributeurs requièrent souvent des marges élevées pour les nouveaux produits, entre 20 et 25 %. Ils demanderont également des allocations promotionnelles pour les magasins indépendants qu’ils desserviront. La majorité des distributeurs de produits alimentaires fonctionnent sur une base régionale, alors que pour les produits naturels, UNFI et Kehe ont une très grande part de marché à l’échelle nationale.

La stratégie de marque et les emballages
Les marques étrangères doivent habituellement revoir le positionnement de leur marque et leur stratégie de communication pour les rendre pertinentes aux consommateurs américains. Cela inclura l’emballage. Prévoyez un investissement total de 50 000 $ à 100 000 $ selon le nombre de produits.
Promotion et marketing
Il faut prévoir allouer un minimum de 20 % des ventes, la première année, aux programmes promotionnels auprès des détaillants pour encourager l’échantillonnage, un pourcentage qui pourra diminuer après quelques années à 10 ou 15 %.
Il vous faudra probablement une page web et une page Instagram pour les États-Unis, un ou des employés dédiés à leur gestion et un budget pour les influenceurs qui vous feront connaître auprès de votre clientèle cible. Si une page internationale en anglais est un expédient utilisé par beaucoup de marques internationales pour réduire les coûts, sachez qu’il s’agit d’un désavantage concurrentiel important face aux autres marques qui communiquent par des pages américaines dédiées.
Voir la section « Les coûts » plus bas pour une estimation des coûts totaux. Vous limiter aux ventes en ligne pour simplifier l’opération ne vous mènera pas bien loin. La grande majorité des ventes en ligne est réalisée sur les plateformes des détaillants traditionnels, et les produits qui connaissent la plus grande vélocité chez Amazon se sont d’abord fait connaître dans les canaux traditionnels.

Vous devez être parmi les meilleurs au monde
« La meilleure stratégie consiste toujours à être très fort; d’abord en général, puis au point décisif. »
Le premier facteur de succès aux États-Unis est d’être parmi les meilleurs au monde aux yeux d’une clientèle cible suffisamment large. Pour en être certain, vous devez réaliser une étude détaillée du marché établissant vos forces et faiblesses par rapport à la concurrence. Il faudra ensuite développer un plan d’affaires illustrant comment vous allez vous y prendre pour exploiter cette occasion, battre vos concurrents et atteindre la rentabilité.
L’impératif de la focalisation
« ... il n’existe pas de règle plus importante et plus simple en stratégie que celle de maintenir ses forces concentrées. »
Le second facteur de succès est une focalisation absolue sur un nombre limité d’opportunités. La plupart des marques étrangères qui ont percé aux États-Unis y sont arrivées avec une gamme de produits beaucoup plus étroite que dans leur marché intérieur… celle pour laquelle elles peuvent prétendre être les meilleures au monde. Heineken commercialise 300 marques de bière dans le monde, mais ne fait la promotion que de trois aux États-Unis. Plusieurs marques se limitent initialement à des canaux de distribution spécialisés, comme les chaînes de produits d’alimentation naturels, ou à une seule région, comme la Californie. Pour arriver à une solide distribution nationale aux États-Unis, il faut plusieurs années, et mieux vaut s’y prendre une région à la fois. Pour les produits biologiques et les substituts de viande à base de plantes, par exemple, je recommande de commencer par la Californie, puis d’étendre ensuite la distribution au nord-est du pays.
L’important n’est pas d’être partout, mais de créer de la valeur.
La planification organisationnelle et la gouvernance
La planification organisationnelle et la gouvernance sont deux autres facteurs importants de succès dont on ne parle pas assez. Le contrôle excessif du siège social est un des handicaps les plus fréquents des marques étrangères. Une fois le combat engagé, les décisions doivent être prises rapidement et sur place, par des gens familiers avec le terrain.
Il y a trois conditions pour que ça fonctionne :
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Il faut une équipe locale de très haut calibre, à commencer par la direction générale ou la présidence de la division américaine. Il faut recruter parmi les meilleurs, de façon que l’équipe de direction au siège social lui fasse entièrement confiance.
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Toutes les décisions d’exécution doivent être déléguées à l’équipe locale. Le plan stratégique et les budgets doivent être préparés conjointement. Les politiques d’entreprise doivent être respectées. La vision et les valeurs doivent être partagées. Des revues d’affaires doivent avoir lieu chaque mois ou chaque trimestre où on discutera des progrès en utilisant des indicateurs précis. Mais le rôle du siège social dans le succès d’un lancement aux États-Unis est avant tout de fournir les ressources, de soutenir et de motiver l’équipe locale. Lorsqu’il s’agit du premier marché étranger d’envergure, le PDG et les décideurs clés du siège social ont habituellement à assimiler de nouvelles pratiques de délégation et de gestion de performance. Prenez le temps de documenter le processus de prise de décision et les niveaux d’approbation par écrit. Si vous avez des doutes sur la capacité de votre DG à livrer la marchandise, remplacez-le plutôt que de prendre les décisions à sa place.
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L’équipe du siège social doit avoir atteint un minimum de profondeur organisationnelle, soit avoir des leaders aguerris pour chacune des fonctions clés que sont les ventes, les opérations, les finances, les TI et les ressources humaines.
Les coûts
« Les gens au cœur sensible pourraient bien sûr penser qu’il existe un moyen ingénieux de désarmer ou de vaincre un ennemi sans trop de bain de sang… »
Je ne tournerai pas autour du pot. Dans le cas d’une nouvelle marque étrangère de produits de consommation, il faut prévoir des pertes annuelles d’au moins un million de dollars, et dans bien des cas beaucoup plus, pendant quelques années, pour espérer s’implanter de façon durable. C’est pourquoi il faut être rentable dans son marché intérieur, avoir atteint une certaine taille et avoir obtenu le financement nécessaire avant de démarrer. Finalement, comme il s’agira dans tous les cas d’un parcours ardu, vous devrez pour persévérer et réussir être convaincu que le marché américain est essentiel à l’avenir de l’entreprise. Les investissements peuvent être plus modestes dans des marchés de produits technologiques s’il y a moins de concurrence.
Si vous avez des doutes, n’essayez pas avec des ressources limitées, pour « voir ce qui va arriver », ce serait du gaspillage. Attendez plutôt d’être prêt.
Entrer par acquisition
Vous pouvez accélérer votre implantation aux États-Unis si vous trouvez une entreprise déjà établie à acheter à un prix raisonnable. Danone a acheté une entreprise locale lorsqu’elle s’est lancée dans le marché américain du yogourt. Maple Leaf a acheté deux des principales marques de substituts de viande à base de plantes – Field Roast et Light Life – lorsqu’elle a décidé de se lancer dans ce marché. Mais c’est une option réservée aux plus grandes entreprises, et pas nécessairement l’approche la moins risquée, comme le montrent les derniers résultats de Maple Leaf.
Diminuer les risques
Oui, il y a des approches qui permettent de diminuer les risques :
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Faites un test dans une petite chaîne desservant votre clientèle cible, par exemple, ou testez le produit en ligne, avant d’investir des millions dans un déploiement à plus grande échelle. Assurez-vous d’une exécution et d’un soutien promotionnel impeccables.
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Travaillez avec un partenaire stratégique bénéficiant déjà d’une organisation de vente et de distribution – comme Guru et Beyond Meat avec Pepsi-Cola. C’est une approche qui réduit l’envergure des investissements initiaux et les risques d’exécution, mais qui requiert le même niveau de supervision qu’avec un distributeur, et implique habituellement un partage des profits.
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S’il s’agit de produits naturels, démarrez avec des chaînes spécialisées comme Sprouts, The Fresh Market et Whole Foods, où vous bénéficierez selon les régions de vélocités moyennes jusqu’à deux ou trois fois supérieures à celles des chaînes conventionnelles.
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Envisagez un référencement chez Costco : il s’agit d’un canal qui offre potentiellement des volumes importants par magasin sans frais de référencement et sans distributeur. Mais sachez que tant que vous n’aurez pas fait connaître votre marque par une distribution plus large, votre produit sera traité comme une nouveauté saisonnière ou temporaire, et l’occasion pourrait être éphémère.
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Marque privée : c’est une façon moins coûteuse de générer des liquidités aux États-Unis, mais vous devez être parmi les fabricants aux coûts les plus bas pour survivre. Comme il n’offre pas la possibilité de fidéliser les consommateurs, un contrat de marque privée ne contribue pas à la création de valeur avec les mêmes multiples que des ventes sous sa propre marque de commerce.
Les préalables et la planification
Si vous m’avez lu jusqu’ici, vous avez compris que le marché américain n’est pas pour tout le monde. J’ai créé un diagnostic en cinq points pour déterminer si une entreprise se qualifie pour réussir aux États-Unis. À peine trois ou quatre entreprises qui me contactent sur dix passent le test : Diagnostic Export États-Unis.
Si vous faites partie des entreprises qui ne sont pas encore prêtes, nous pouvons discuter des progrès à accomplir pour y arriver. Si vous êtes prêt, nous pouvons discuter des étapes de planification de votre lancement. Prévoyez de six à douze mois de préparation avant le débarquement.