BÂTIR
Nouveaux marchés, un à la fois
Mis à jour : 11 nov. 2018
"S’il envoie des forces partout, il sera faible partout".
Sun Zi, L’Art de la guerre.
J’étais sur le comité aviseur d’une entreprise innovatrice avec un produit au potentiel mondial. L’entreprise venait de lancer son produit dans deux régions américaines, ainsi que dans deux pays d’Europe, où elle avait gagné des prix prestigieux. Le fondateur allouait une part importante de son temps et de ses ressources à son expansion internationale. Le problème est que l’entreprise ne faisait pas encore ses frais au Canada, son marché d’origine, et qu’elle y faisait face à des concurrents qui avaient copié ses produits et qui, eux, étaient profitables et focalisés sur le marché domestique. Malgré nos mises en garde, le fondateur persista dans ses efforts de développement international en négligeant plusieurs faiblesses au Canada. Quelques années plus tard, l’entreprise se plaça sous la protection de la loi sur la faillite.
Comment une entreprise locale doit procéder pour devenir nationale ? Puis comment percer sur les marchés étrangers ?
Dans la phase initiale d’expansion, la réponse est toujours une région à la fois. Pour les premiers marchés étrangers, la réponse est un pays à la fois. Une région à la fois même, s’il s’agit d’un marché continental comme les États-Unis ou la Chine. Et le prérequis est d’avoir consolidé sa position dans son marché d’origine et d’y faire de l’argent.
Plusieurs entreprises ont été englouties en attaquant simultanément plusieurs marchés. Même les plus grandes peuvent s’y casser la gueule. Rappelez-vous le cauchemar de Target, qui s’était aventuré hors des États-Unis pour la première fois en ouvrant simultanément 133 magasins dans 9 provinces au Canada. Malgré des moyens considérables, Target Canada se mit sous la protection de la loi de la faillite en janvier 2015, moins de 2 ans après l’ouverture initiale.
Parce que pour réussir dans chaque nouveau marché d’importance, l’entreprise doit passer non seulement par une rude courbe d’apprentissage, mais également, et ça peut surprendre, par une transformation complète de sa façon d’opérer.
Pour percer dans un nouveau marché, il faut comprendre les particularités locales des clients et des consommateurs, connaître les réseaux d’influence, roder une infrastructure opérationnelle, établir sa crédibilité comme fournisseur fiable, faire sa place contre les concurrents déjà établis.
Mais il y a plus, et c’est ce que presque toutes les entreprises en croissance oublient de prendre en compte. L’entrepreneur ou le président doit assimiler de nouvelles techniques de gestion. Il ne peut plus ‘gérer à vue’.
Il doit apprendre à être efficace à un niveau supérieur de délégation, ce qui implique de recruter des gestionnaires de plus haut calibre, de partager sa vision avec eux, d’instaurer de nouveaux systèmes de mesure et de faire confiance. Il faut revoir la structure organisationnelle et s’assurer que des ressources adéquates sont en place pour appuyer une entreprise qui en mènera plus large, par exemple en service à la clientèle, aux opérations et en finance. Dans certain cas, il faut même parfois un nouveau système financier pour supporter des exploitations multi-sites. Une grosse commande.
Lorsque je suis arrivé chez Van Houtte, nous avions tenté initialement de lancer nos produits d’épicerie en Ontario et dans 3 régions américaines simultanément. Les résultats furent décevants. Puis nous avons tenté une autre approche, celle-là focalisée et par étape. Nous avons ciblé d’abord les provinces atlantiques, un petit marché peu concurrentiel où nous pouvions apprendre la gestion à distance à peu de risque. En 6 mois, nous y avons capturé près de 50% du marché du café arabica en supermarché, et mis une petite équipe locale en place. Les 6 mois suivants, nos efforts de développement ont porté presqu’exclusivement le marché des provinces de l’ouest, où nous avons également rapidement réalisé une part de marché importante et mis une équipe en place.

Les emballages Van Houtte lancés dans les années 90 pour attaquer les marchés de l’extérieur du Québec.
Seulement l’année suivante avons-nous ciblé le marché de l’Ontario, le plus difficile au pays. L’expérience des deux régions précédentes, les ressources plus importantes sur lesquelles nous pouvions compter et la crédibilité que nous avions établie dans le reste du pays nous a permis de gagner rapidement quelques clients majeurs, dont Loblaw. À la fin de cette seconde année, notre part du marché de l’extérieur du Québec atteignait 85% pour le café arabica.
Mais pour y arriver, nous avons dû simultanément augmenter notre capacité de production, créer de nouveaux emballages, bâtir une nouvelle équipe de service à la clientèle, mettre sur pied un département de marketing, construire une chaîne logistique fiable pour chaque nouveau marché (avec habituellement de nouveaux transporteurs) et revoir la façon dont nous recrutions, formions et dirigions nos directeurs régionaux.
On oublie que même les entreprises qui dominent leur marché au niveau mondial y sont arrivées par un processus similaire. Starbucks a été fondé en 1971 et est demeurée une chaîne du nord-ouest des États-Unis jusqu’à son acquisition par Howard Schultz en 1987. La compagnie ouvrit son premier café à Chicago à la fin 1987 et, pendant trois années, tous les efforts de développement furent limités au Mid-West.
La compagnie s’étendit en Californie en 1991. Seulement après avoir réussi à s’y établir solidement, elle entreprit d’ouvrir ses premiers magasins sur la côte est, d’abord à Washington en 1993, puis à New York en 1994. ‘Our strategy was to gain a foothold in each market and create a strong presence before we move to another city’ écrit Howard Schultz dans ‘Pour Your Heart Into It’. Le livre décrit les changements organisationnels majeurs qui ont été nécessaires pour passer d’une étape à l’autre.
Des entreprises comme Budweiser, General Mills, General Foods ont passé par des étapes de croissance similaires dans les premières décennies de leur histoire.

Une entreprise peut attaquer plus d’un nouveau marché à la fois seulement après avoir réussi dans deux à trois marchés d’importance, et seulement si elle dispose de capitaux adéquats. Mais dans tous les cas, jamais plus de quelques-uns à la fois…
Et comment détermine-t-on les frontières du nouveau marché régional à attaquer ? Chicago où l’ensemble des états du Mid-West ? Le nord-est des États-Unis ou la Nouvelle-Angleterre séparément de la région de New York ? Un marché est une région d’abord avec des réseaux de détail, de distribution et d’influence distincts, un groupe de concurrents distincts, des consommateurs et des clients avec des comportements distincts. Vous verrez rapidement que dans une région commerciale naturelle, tous les gens de votre industrie, incluant vos concurrents, se connaissent.

Au Canada, la plupart des industries s’appuient sur quatre marchés régionaux
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Le Québec
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L’Ontario
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L’Ouest canadien
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Les Maritimes : beaucoup plus petit que les trois autres, mais où la concurrence est également moins féroce
Aux États-Unis, il existe au moins 8 marchés régionaux
Une entreprise qui s’aventure aux États-Unis pour la première fois doit d’abord n’en affronter qu’un seul. Quiconque tente de pénétrer le marché américain sans une stratégie régionale est voué à l’échec.

Le marché chinois est également une collection
de 7 marchés régionaux
Les consommateurs de chacun de ces marchés ont non seulement des comportements distincts mais parlent aussi des langues différentes. La population de chaque région varie de 100 à 300 millions! La région limitrophe de Hong Kong est aussi différente de celle de Shanghai que la France de l’Angleterre. À moins de faire du commerce électronique avec Alibaba ou JD.com, aucun distributeur ou partenaire ne peut prétendre couvrir plus d’une petite fraction du pays.
Combien de temps faut-il prévoir travailler à la pénétration d’un marché avant de passer au suivant ? Les nouveaux marchés prennent en général un minimum de 2 à 3 ans pour produire des flux de trésorerie positifs.
Il faut donc un plan solide supporté par la direction, des ressources adéquates, et la même persévérance que lors du démarrage de l’entreprise dans son marché d’origine. Ne tentez pas de pénétrer un nouveau marché avec des ressources à temps partiel et en faisant des économies de bout de chandelle. Vous brûlerez votre crédibilité. Jouez pour gagner ou passez votre tour.