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Alain Larocque

Le point de bascule - un an plus tard

Mis à jour : 05 octobre 2021

 

4-5 minutes de lecture

L’issue de cette course représente un enjeu existentiel, non seulement pour les bannières de supermarchés, mais également pour des entreprises comme Couche-Tard et 7-Eleven

Je prévoyais il y a un an la restructuration de l’industrie du détail alimentaire face à la montée du commerce électronique, voir :

Qu’est-il arrivé depuis? Beaucoup plus que ce à quoi je m’attendais, mais rien en comparaison de ce que l’on verra au cours des deux prochaines années.

L’effort des chaînes de supermarchés pour augmenter leur capacité de livraison m’a surpris.

 

Pourtant, elles peinent toujours à répondre aux attentes. Au même moment, elles sont assaillies par de nouvelles plateformes qui pourraient perturber leur industrie comme l’ont fait Facebook et Google avec les médias traditionnels.

 

De mon côté, je ne désinfecte plus mes achats avant de les ranger. J’ai recommencé à aller au supermarché ce printemps, en partie parce que j’étais vacciné, mais surtout à cause des retards de livraison et des mauvaises surprises.

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Un entrepôt automatisé d’Ocado, le partenaire de Sobeys dans Voilà, en Grande-Bretagne

Le Canada approche du point de bascule

J’estimais qu’une pénétration de 10 % de l’épicerie commandée en ligne pourrait suffire à déclencher une restructuration brutale. Au Canada, on arrive déjà à ce niveau en 2021. Après avoir triplé en 2020, les commandes en ligne des grandes chaînes de supermarchés auront au moins doublé en 2021 pour atteindre 7 à 9 % du marché. Ajoutons à cela 1 ou 2 % pour les services de valet comme Instacart et Cornershop, puis encore 1 % pour les plateformes spécialisées comme Goodfood, Cook It, Lufa et SPUD, ainsi qu’Amazon. Aux États-Unis, la pénétration devrait atteindre 12 à 15 % cette année.

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Source : mes estimés basés sur les données publiées par les détaillants et les publications spécialisées

Les bannières de supermarchés se sont améliorées

Par crainte de perdre des parts de marché, les trois grandes chaînes canadiennes de supermarchés ont investi des centaines de millions de dollars depuis l’année dernière. J’admets avoir été étonné de constater à quel point elles se sont améliorées. Le lancement de Voilà, un partenariat de Sobeys avec Ocado, le leader du commerce en ligne des produits d’épicerie en Grande-Bretagne, est particulièrement audacieux.

Pour plus de détails sur les efforts des trois grandes bannières d’épicerie en commerce électronique :

Elles bénéficient certainement d’avantages concurrentiels importants. Les Canadiens font 75 % de leurs achats de produits alimentaires chez Loblaw (Provigo), Sobeys (IGA) et Metro. Ces chaînes ont des marques de commerce qui inspirent confiance et elles ont les moyens financiers de continuer à investir et de faire des acquisitions.

La transition remet en cause un modèle d’affaires du siècle dernier

Cependant, c’est loin d’être gagné. Les supermarchés héritent d’un modèle d’affaires élaboré au siècle dernier, axé sur l’expérience en magasin et des parcs immobiliers de plusieurs milliards de dollars. Les fonds de pension de leurs marchands franchisés dépendent du rendement d’immeubles en brique rouge et de stationnements dans lesquels ils ont investi des millions. Les membres de leurs conseils d’administration n’ont pas d’expérience ou presque en commerce électronique. Une exception notable : Daniel Debow, v.-p. du secteur commercial de Shopify, nommé par Loblaw en avril 2020.

Les chaînes de supermarchés investissent dans de nouveaux systèmes et de nouvelles infrastructures pour accepter les commandes en ligne, puis les préparer et les livrer efficacement. Toutefois, elles ont peut-être oublié de vérifier un angle mort.

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De nouvelles technologies et de nouvelles compétences à maîtriser

Pour réussir comme plateformes en ligne, elles devront maîtriser et intégrer de nouvelles technologies d’analyse des habitudes des consommateurs basées sur l’intelligence artificielle, comme l’ont fait les banques et les compagnies d’assurance.

 

Elles devront aussi apprendre les rudiments du marketing numérique, plutôt que de transposer sur un écran les vieilles méthodes. Sur la plupart des plateformes de commerce électronique, les consommateurs ont pris l’habitude de consulter les évaluations d’autres consommateurs pour faire leurs choix. On aime également pouvoir examiner les images de produits en gros plan. Rien de cela n’est offert sur les plateformes des supermarchés.

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Extrait d’une fiche de produit de beurre d’arachide Kraft sur Amazon

Contrairement à Amazon, Google et Facebook, où la publicité suit le modèle du paiement au clic, l’achat de mots-clés n’est possible auprès des chaînes de supermarchés qu’à l’intérieur de forfaits publicitaires à 10 000 $ ou plus la semaine. Une telle pratique limite la visibilité des produits innovants des plus petits fournisseurs et les incite à chercher d’autres plateformes pour commercialiser leurs produits.

 

L’approche reste médiocre du point de vue même des gros fournisseurs, qui lancent maintenant sur Facebook et Google des campagnes de publicité ciblées grâce à des outils analytiques impressionnants.

La livraison le même jour est le facteur décisif

Grâce aux expériences diverses vécues à travers le monde, on sait maintenant que c’est le niveau de service qui détermine la pénétration du commerce en ligne pour les produits d’épicerie. Trois critères :

  1. La livraison le même jour

  2. La disponibilité des produits : commande complète et pas de substitution non autorisée

  3. Les frais de livraison : pas plus de 5 %
     

C’est la livraison le même jour qui est le facteur décisif. La plupart des consommateurs planifient en effet leur repas du soir le jour même.

Pourtant, malgré les efforts déployés au cours de la dernière année, aucune des trois grandes bannières canadiennes n’atteint encore la cible, pas même Sobeys avec son nouveau service « Voilà », qui fait appel à des robots pour la préparation des commandes. La situation est sensiblement la même aux États-Unis.

L’émergence de plateformes « natives » spécialisées

Dans le segment des produits naturels, frais et locaux, qui sont surindexés dans les ventes en ligne, les bannières traditionnelles font déjà face à une vive concurrence. Au Canada, des plateformes « natives », c’est-à-dire qui n’ont jamais existé ailleurs que sur le Web, comme Lufa au Québec et SPUD en Alberta (offrant initialement des paniers de fruits et légumes) et Goodfood (offrant initialement des boîtes de repas à préparer) se positionnent de plus en plus comme des épiciers en ligne. Aux États-Unis, Thrive Market est un autre exemple.

C’est une de ces plateformes natives, Goodfood, qui a été la première à lancer un service de livraison le même jour, WOW, à Montréal et à Toronto.

 

Ce sont des entreprises fondées par les Milléniaux, qui n’ont jamais fait autre chose que du commerce en ligne et qui maîtrisent le marketing numérique. Les abonnés de Lufa par exemple, ont accès à l’évaluation des autres abonnés pour chaque produit. Leur offre est hautement différenciée et elles ont su miser sur des valeurs chères aux Milléniaux.

 

Quand on achète un panier Lufa, on a l’impression de contribuer à un nouveau modèle d’agriculture locale et durable.

Ces plateformes représentent également une nouvelle opportunité stratégique pour les transformateurs alimentaires les plus innovants.

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Le centre de distribution des Fermes Lufa

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Instacart se repositionne

Instacart et Cornershop (filiale d’Uber) offrent des livraisons en deux heures, avec des employés qui préparent manuellement les commandes en magasin et les livrent avec leur voiture. DoorDash propose un service similaire. Ce sont des services de dépannage proposés jusqu’à maintenant en collaboration avec les chaînes de supermarchés. C’est pratique, mais trop cher (15 à 25 %) pour représenter une solution viable après la pandémie.  

 

Instacart vient cependant de s’associer à Fabric, une société israélienne, pour offrir un service de livraison moins coûteux à partir de mini-entrepôts de proximité automatisés et dédiés aux commandes en ligne. Elle se positionne toujours comme une solution pour les chaînes de supermarchés, mais comme les consommateurs commandent en utilisant l’application Instacart, elle pourrait un jour s’affranchir et s’approvisionner de façon indépendante.

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Des start-ups offrent des livraisons « ultrarapides » en 10 à 15 minutes

Pendant ce temps, des fonds de capital de risque du monde entier investissent des milliards de dollars dans des services de livraison « ultrarapides ». Ils s’en tiennent pour l’instant aux produits de première nécessité, ceux que l’on trouve au dépanneur. On parle ici d’une promesse de livrer aussi vite ou même plus vite que si le client venait faire son achat en personne, dans certains cas aussi rapidement qu’en 10 à 15 minutes!

L’idée n’a rien de farfelu. Softbank (le fonds qui a lancé Alibaba et WeWork) est un des plus grands investisseurs. Les entreprises les plus connues sont GoPuff, Fridge No More et Food Rocket aux États-Unis, ainsi que Getir, Gorillas et Flink en Europe. Elles lancent des services de livraison de proximité à partir de mini-entrepôts fantômes, souvent des locaux abandonnés durant la pandémie. Elles utilisent des vélos ou des motocyclettes pour les livraisons, ainsi que des plateformes technologiques sophistiquées qui permettent la vente de publicités ciblées aux fournisseurs.

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Vidéo promotionnelle allemande de Gorillas

Amazon est en queue de peloton pour l’épicerie

Même si Amazon a été l’une des grandes gagnantes de la pandémie, les ventes de meubles de patio et de produits électroniques semblent avoir été plus stratégiques et payantes pour elle que les bananes bios. On a peu fait jusqu’ici pour réaliser des synergies avec Whole Foods, dont les ventes continuent de chuter. Amazon Fresh offre le service le même jour (et même le service en 2 heures) dans quelques villes américaines, mais les retards de livraison sont fréquents. Le service à la clientèle laisse à désirer. Selon les évaluations des consommateurs, Amazon se classe au 25e rang des plateformes d’épicerie en ligne aux États-Unis 👎. Amazon Fresh n’est pas disponible au Canada.

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Des observateurs ont avancé que l’entreprise pourrait bientôt commencer elle aussi à exploiter des micro-entrepôts automatisés pour réduire son délai de livraison. Si c’est le cas, elle s’y prend un peu tard. Des concurrents comme Kroger aux États-Unis seront difficiles à rattraper.

Les sites transactionnels maison ne sont plus dans la course

Quant aux sites transactionnels maison, ils font face à un obstacle pratiquement insurmontable. Les consommateurs s’attendront bientôt à un niveau de service le même jour et à une expérience en ligne s’approchant de celle qu’ils ont sur les grandes plateformes. Pour y arriver, il faudra des équipes spécialisées et des investissements récurrents d’envergure. La plupart des entreprises de produits alimentaires qui y ont mis les sommes nécessaires ont été déçues par le rendement des investissements. En Chine, aucune marque n’exploite de site transactionnel. On considère qu’il est futile d’essayer de reproduire la plateforme d’Alibaba ou celle de JD.com.

 

Je ne veux pas dire qu’il soit impossible de générer des ventes en ligne importantes avec un site maison, mais bien qu’en alimentation, il est peu probable qu’un site maison permette d’augmenter les parts de marché et d’améliorer les résultats de façon appréciable.

 

Les seules exceptions ici sont les marques de produits de spécialité non distribuées dans les grandes surfaces et qui ont leurs propres magasins de détail, comme Nespresso et au Québec, le détaillant de thés de spécialité Camellia Sinensis.  

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La plateforme de Camellia Sinensis a gagné le prix du « World’s Best Tea Website » en 2017

La livraison rapide est un enjeu existentiel

On peut s’interroger sur les chances de succès des uns ou des autres. Il reste que ça fait pas mal de monde déterminé et d’argent à la recherche d’un modèle viable de livraison rapide pour l’Europe et l’Amérique du Nord. Il y a déjà beaucoup d’exemples qui fonctionnent en Chine. Il faut donc s’attendre à ce que quelqu’un y arrive ici plutôt tôt que tard. L’issue de cette course représente un enjeu existentiel, non seulement pour les bannières de supermarchés, mais également pour des chaînes de dépanneurs comme Couche-Tard et 7-Eleven, qui existent avant tout pour sauver du temps à leur clientèle.

Ce à quoi il faut s’attendre maintenant

La pénétration rapide du commerce en ligne des produits d’épicerie se poursuivra après la pandémie. Dans tous les pays et toutes les régions qui ont maîtrisé la crise sanitaire de façon précoce, il n’y a pas eu de recul avec la fin des mesures de confinement. Si les investissements se poursuivent, la pénétration pourrait atteindre 20 à 25 % en 2025.

 

Comme les chaînes de supermarchés canadiennes ont réagi rapidement et demeurent financièrement saines, la restructuration ne sera peut-être pas aussi rapide et brutale que je le craignais l’année dernière. Mais elle surviendra certainement d’ici les deux prochaines années et sera profonde.

 

Pour l’instant, on ne peut prédire qui émergera gagnant la transition numérique, mais on peut s’attendre à deux choses :

  1. Une amélioration radicale de l’expérience client : Des livraisons en quelques heures, abordables et sans mauvaises surprises. Des interfaces conviviales et intelligentes, avec une configuration sur mesure adaptée aux habitudes de chaque client. 
     

  2. Un regroupement des plateformes : Le commerce en ligne requiert beaucoup de capital et de R&D, ce qui favorise habituellement les gros joueurs dans un jeu de fusions et d’acquisitions. En Chine, la transition vers l’économie numérique a mené à la création de deux oligopoles qui contrôlent dans leurs écosystèmes 90 % du commerce en ligne. Pour les mêmes raisons, on peut parier qu’au Canada et dans chaque région américaine, deux ou trois plateformes d’épicerie en ligne finiront par dominer le marché et en dicteront les règles.  

Goodfood acheté par Sobeys ou Loblaw? Ou plutôt Goodfood qui absorbe d’autres plateformes natives spécialisées comme SPUD? Couche-Tard qui met la main sur un des groupes internationaux de livraison ultrarapide? Il ne serait pas surprenant non plus de voir Kroger aux États-Unis avaler Thrive Market.

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La bataille n’est donc pas perdue pour les chaînes de supermarchés, mais pour gagner, elles devront montrer autant d’audace que les jeunes entreprises qui les menacent.

 

Les petits transformateurs alimentaires, eux, devront apprendre à se débrouiller sur de grandes plateformes où ils sont en concurrence avec de grosses marques. Mon prochain article portera sur ce qu’ils doivent faire pour y arriver :

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